Je m’appelle Peïo Sescousse bien que l’on me surnomme Fend-La-Bise. Je suis landais, garagiste à Dax. Je joue au rugby depuis que je suis drôle, mon nez à l’origine de ce surnom qui me poursuit en atteste. Je n’ai qu’un défaut et je l’avoue, je hais tout ce qui touche à l’administratif. Jade, ma charmante secrétaire gère pour moi, seule, bien qu’avec brio ce domaine.
Parlez-moi de papiers et je vous fous mon poing sur la...comme disait Brassens s’agissant de l’amour. Il me manque toujours la pièce nécessaire à la clôture d’un dossier, la plus importante il va de soi. Heureusement Jade ma secrétaire m’est très précieuse, elle me sauve la mise et retrouve toujours ce foutu papier.
Jamais je n’ai perdu le moindre document, enfin presque jamais. Evidemment il y a bien cette photo dédicacée par Albaladéjo dit Monsieur Drop, le plus grand ouvreur de tous les temps. Il m’a offert ce petit bout de carton un beau jour de fête à Magescq dans les Landes. On peut y lire « Salut l’Ami » et en dessous trois signatures. Celles de Bala, de Claude Dourthe et du regretté Jean-Michel Capendeguy.
Cette photo signée m’avait procuré un grand bonheur et paradoxalement, m’inflige aujourd’hui la plus grosse contrariété, que je n’ai jamais ressentie, une déchirure. Quand j’y pense les larmes me montent aux yeux, la peine se mêle à la colère. Impossible de remettre la main sur cette photo. Elle a disparu depuis des mois et je ne me souviens pas où j’ai pu la fourrer. C’est souvent comme ça, plus la chose est précieuse et plus il faut la protéger. Parfois la cache choisie est si parfaite qu’il est impossible de la retrouver.
J’ai fini par faire le deuil de cette photo d’un autre monde. Je garde malgré tout dans un coin de ma tête un petit espoir secret d’y remettre la main dessus. Il faut dire que je ne suis pas un chercheur mais un trouveur.
En cette matinée du 17 juin, au volant de ma Ferrari F355 rouge, un bijou, sur l’autoroute A 64 je pense à cette photo puisque je vais assister à la finale du championnat de France de Rugby et rencontrer des légendes du ballon ovale. Dix heures, je passe à hauteur de Pau et me dirige vers Toulouse. Pas de stress, je suis dans les temps et vais m’offrir un petit restau sympa avant le match avec d’anciens potes. Nous avons de concert distribué quelques salades de phalanges sur tous les stades du Sud-ouest. Ce match, ce fameux match, je ne le manquerais pour rien au monde, Dax va pour la première fois être champion de France, Tarbes ne fera pas le poids.
Dans mes pensées de victoire landaise, impatient, j’appuie plus que de nécessaire sur la pédale de droite, en voiture c’est comme à vélo, ce ne sont pas les patins de frein que j’use le plus. A la hauteur de l’aire de repos des Pyrénées, à peine ai-je passé la quatrième, tranquille, que je tombe sur deux frangins, des « chats bottés ». Les motards du peloton d’autoroute, pas de bol, les pires.
Un gendarme à la carrure imposante pointe du doigt ma voiture et me fait signe de garer le bolide sur la partie refuge de l’autoroute. Le bonhomme m’impressionne dans sa tenue. Un baudrier blanc lui barre les flancs, ses bottes noires montent aussi haut que celles de Brigitte sur sa Harley mais diou biban je préfère les cuisses de BB que ce pantalon bleu. Il n’a pas l’air de vouloir rigoler le bougre. Il frappe, pour l’instant seulement mon esprit, mais je crains le pire. Je remarque son bonnet de police enfoncé jusqu’aux oreilles, sa trogne aux traits taillés à la serpe, sa grande bouche surmontée d’une moustache totalement estampillée « Maréchaussée », épaisse comme une haie de thuyas, dont les extrémités remontent vers les oreilles. Il doit jouer troisième ligne à la Section Paloise le bébé. Ne pas obtempérer serait suicidaire. Je suppose que j’ai exagéré trop, cent quatre-vingt-dix, ça ne le fait pas. Je coupe le moteur et descends la vitre. Le colosse s’adresse à moi et me glace.
- Bonjour monsieur, gendarmerie nationale, pouvez-vous me présenter les pièces afférentes à la conduite et à la mise en circulation du véhicule, putaing cong (avé l’acen rocailleux du Béarn) ? Re putaing cong c’est des bombes ces voitures. Vous savez pourquoi je vous arrête ?
- Bonjour Monsieur, non pas exactement, aurais-je commis une infraction ? Que puis-je pour vous ?
- La carte grise et le permis de conduire, comment qu’est-ce qu’il faut que je le dise ?
- Oui, oui pas de problème, un instant. Pouvez-vous me dire pourquoi vous m’arrêtez ?
- Putaing cong, vous rigolez ou quoi ? C’est pas un tarmac ici, c’est qu’une autoroute, on ne vole pas on roule. Vous étiez à 190, c’est limité à 130. Vous venez d’être contrôlé par notre cinémomètre fixe Mesta 206, suis-je assez clair, Nom de Chien ?
- Je vous prie de m’excuser, je n’ai pas fait attention, je rêvais.
- Alors ça vient ces papiers ?
Les papiers, les papiers, mais où ai-je bien pu ranger mon portefeuille, dans quelle poche ? Le gendarme perd patience. Comme ça ne doit pas être sa qualité première il a pratiquement épuisé son maigre stock. Son visage commence à se « cripser» comme on dit chez nous. Moi je suis en totale perdition, des bouffées de chaleur m’arrivent pleine face. Calmons nous, calmons nous, coooooool, ça va s’arranger. Le portefeuille oui le portefeuille, dans la boîte à gants, ça me revient, sauvé. Je me jette si violemment sur l’avant droit du tableau de bord que le gendarme a un sursaut vers l’arrière portant la main à son étui pistolet. Il me fout la trouille.
- Alors vous les trouvez ces papiers, ils viennent à pied ou il faut que je vous les demande par la poste en recommandé avé accusé réception mille diou !
J’ouvre mon portefeuille, j’espère secrètement qu’il contient bien les documents administratifs réclamés. Je tombe sur le certificat d’immatriculation, ce qui a pour conséquence de faire chuter ma tension artérielle. En dessous je découvre le papier rose réclamé, mes pulsations passent instantanément de 180 à 35. Je me sens mieux.
Je sors mon permis de sa protection transparente. Il y a tellement longtemps que je ne me suis pas inquiété de ce document qu’il colle à l’enveloppe plastique. Déjà fatigué par le temps passé sous cellophane j’ai peur qu’il parte en lambeaux.
Je déplie, non sans difficulté, les trois volets et comme apparut à Lourdes la sainte Vierge à Bernadette, la photo de Bala m’apparaît. Dire que c’est le bonheur est un euphémisme, c’est bien plus que ça, un ravissement, un enchantement. Je viens de remettre la main sur la carte signée par trois monstres du rugby français.
La joie m’envahit, je perds toute notion des choses, le choc…Je disjoncte. Je m’extirpe de mon bolide comme un furieux et saute au cou du Pandore. Avant qu’il n’ait le temps d’éructer le moindre « putaing cong » des familles ou de porter la main à son Beretta automatique 13 coups, je lui claque deux bises humides, une sur chaque joue, je ne peux pas faire moins.
Le gendarme frise l’attaque cérébrale, il hurle, on l’entend jusqu’au stade des Sept Deniers. « Chef, chef, Putaing cong ! ». Il brame en se dirigeant en petites foulées vers son collègue auquel il adresse quelques mots que je n’entends pas.
- Oh cong chef ! C’est la première fois que je vois un contrevenant aussi heureux de prendre une prune. Ça fait plaisir chef, ça fait plaisir. Pour une fois qu’on se fait pas pourrir. Il est trop sympa ce gars, je lui déchire son Papa Victor*, cadeau de la maison.
Le gendarme revient vers moi d’un pas décidé, je suis dans mes petits souliers et m’attends à passer un mauvais quart d’heure. Un peu rouge mais souriant il me déclare :
- Je vous ai contrôlé au fichier, vous n’êtes pas recherché. Dans quinze jours c’est Pâques, cadeau des cloches, mais n’y revenez pas mille dieux.
Il me tend mon permis et me fait signe de reprendre le cours de la circulation, sans autre forme de procès. C’est bien le cas.
Je n’ai jamais su si le gendarme, quand il parlait des cloches faisait allusion aux forces de l’ordre ou à celles qui viendraient de Rome l’année suivante.
Je suis reparti léger, la photo de monsieur Drop dans la poche intérieure de ma veste, tout contre mon cœur. Je n’ai pas passé la quatrième et j’ai gardé l’œil rivé sur le compteur.
Dès que je suis arrivé à Toulouse je n’ai pas filé directement au restaurant où m’attendait la bande de joyeux fêtards avec lesquels je me rendrais vers quinze heures assister à la victoire de l’USD au stade des Pont-Jumeaux. La première chose que j’ai faite ce fut de pousser la porte de l’église Saint-Jérôme pour dire deux prières. La première pour Saint-Antoine de Padoue, la seconde je l’ai offerte à Sainte-Geneviève la patronne des gendarmes. Elle le méritait bien.
Ce 20 mai 1973, à mon grand regret Tarbes remporta la finale du championnat de France dix-huit à douze. Dax ne serait donc jamais champion de France ? Rien n’est impossible, Les petits bleus ont bien battu les Anglais 53 à 10 à Twickenham, il faut y croire. Je n’ai pas oublié cette journée de juin 73, le jour où le grand, par la taille et par l’esprit, Jean-Pierre Bastia, m’a offert une photo dédicacée.
- Fais-la voir Fend-la-Bise cette belle photo dédicacée.
- …Mais Diou biban où je l’ai foutue cette sacrée photo ?
* Papa Victor : En langage gendarmerie et alphabet type militaire le P se prononce Papa et le V Victor. Donc Papa Victor signifie PV, plus simplement procès-verbal.
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